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Couverture du tome 1 du roman Les enfants du requin

Premiers chapitres 

D'après un univers et une histoire
de Regine Louiset & Stéphane Blondel

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1 TITRE APOLLINE

Mémoires d'Apolline
(fragment)

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extrait

« ... Je m’appelle Apolline, fille d’un monde et d’une île à jamais disparus. J’étais déjà bien vieille quand nous avons dû fuir nos Antilles englouties… J’ai vu leurs dernières cimes se noyer, comme d’autres ont vu leurs terres s’abîmer elles aussi, aux quatre coins du monde… Chaque nuit, quand je m’endors, je revois en pleurant l’odyssée qui suivit et au cours de laquelle si peu ont survécu. Deux ans sans toucher terre sur ce rafiot coriace qui portait dans son ventre la centaine d’âmes sauvées qui n’avait plus qu’un but : voir enfin une rive et se jeter dessus, sentir enfin le sol immobile sous ses pieds, quitter à tout jamais les terreurs de ce pont et l’effroi de la cale qui ne touchait plus l’eau quand ces cyclones maudits nous prenaient dans leurs vents. Le hasard aurait pu nous réduire en poussière mais quelque chose en moi avait la conviction qu’un rivage existait au fond de ce néant. Alors, je le cherchais, je regardais ce vide à me noyer dedans. Mais je ne vis pas venir la vaste masse obscure ni les mystérieux sables où le vent nous jeta…

​

Des rivages inconnus, battus par les tempêtes. Quelques traces de vie. Mais l’odeur de la mort, l’écho de la violence partout sur l’horizon. Les naufragés brisés dont je faisais partie contemplaient, terrifiés, le dangereux littoral. Tenter notre chance ici ? Retourner en arrière ? Dériver à nouveau ? Espérer d’autres terres ? Il n’y avait plus d’endroits vers lesquels retourner. Plus rien. Plus de pays. De nouveaux continents ?… Peut-être juste un seul…  
 

Dans la fureur du vent qui écrasait les plages, un garçon inconnu rampa et se glissa à bord de notre épave. L’enfant était mourant. Une partie d’entre nous s’employa à soigner le très jeune étranger avec l’espoir fragile qu’il connaîtrait ces terres et pourrait nous guider. 

 

Le monde qui germerait à partir de ce jour aurait été tout autre si ce gamin perdu n’était pas revenu à la vie. Son regard était pur mais paraissait hanté d’horreurs indescriptibles. Il surveillait les plages comme s’il était traqué par tout ce qui vivait, tout ce qui se battait, survivait et errait sur ces terres détestables. Je comprendrais bientôt qu’il emportait en lui la chose la plus précieuse qui subsistait encore dans un monde assoiffé. L’enfant communiquait avec ses yeux, ses mains. Nous nous apprivoisions. Mais nos réserves d’eau vinrent bientôt à manquer. Le survivant muet nous conduisit alors à travers des terres nues brûlées par le soleil. Il n’hésitait jamais, porté par une force dont tout nous échappait, jusqu’aux prochains points d’eau. Pas l’eau souillée, mauvaise, qui tue en trois gorgées, mais la dernière eau pure… Il savait la trouver comme s’ils étaient liés par un mystérieux fil… Il nous guida ainsi, très loin, pendant des lunes ; d’abord de source en source, puis jusqu’à l’eau d’un lac entouré de montagnes. À l’écart des violences qui grandissaient partout, nous pûmes enfin cesser notre dangereux voyage et fonder un hameau au cœur de la mangrove qui entourait le lac. Mais l’eau miraculeuse qui dormait dans ces criques commençait à baisser. Les rivières s’asséchaient. Chacun cherchait des yeux le jeune sourcier muet qui avait disparu avec le miracle.

 

Nous ignorions alors qu’il reviendrait un jour et rendrait l’eau au monde une bonne fois pour toute... Le groupe de villageois dont j’étais la doyenne regardait l’eau partir avec une angoisse noire. Les plus hardis montaient au sommet des montagnes qui protégeaient le lac. D’en haut, nous surveillions les étendues hostiles. Partout, de loin en loin, vomis par les navires qui arrivaient encore de l’océan en rage, des foules avaient couvert l’immensité stérile... Des rues, des bâtiments, des milliers de campements avaient noirci la terre autour de puits fragiles… Tapis sur nos sommets de roche volcanique, nous contemplions, perdus, cette marée de murs, de rues et de quartiers qui semblait avancer au fond de l’horizon.

 

En bas, dans ce chaos, des guerres autour des puits éclataient et brisaient ce qui était bâti. Au fond de ces heures rouges, les peuples se mêlaient ; leurs rêves et leurs violences heurtés, coagulés dans le ventre brûlant de cette Ville aux mille noms qui grandissait quand même et qui semblait vouloir recouvrir le monde... » 

​

 

Le Fils de l’Eau, fragment des mémoires d’Apolline. 

Premier livre conservé par Céleste.

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Bien des siècles
plus tard...

Chapitre 1

Le voyageur

Depuis la dernière lune, les rumeurs grandissaient, hantaient le fond des rues, franchissaient les vallées, les quartiers inconnus, dans le sillage fiévreux des caravanes. Le soir, tous ces murmures venaient se mélanger sous les branches des vieux arbres qui protégeaient les puits. Des messages prétendaient qu’on avait aperçu des sourciers d’autrefois sur leurs éléphants blancs, des baleines égarées qui erraient sur les fleuves, des aigles déboussolés aux quatre coins du ciel — et mille autres missives de bien moindre importance dans lesquelles tous ces bruits se diluaient, gonflaient comme une eau trouble. 

 

Nous l’ignorions alors, mais la mémoire enfouie de la Ville aux mille noms se réveillait doucement. Le reste a pris du temps, mais le reste est venu et nous a pris de court. Aussi vrai que je m’appelle Yash. Aussi vrai que la vie m’a appris à me méfier de tout et surtout des histoires colportées sur les routes. 

 

Si vous lisez mes mots, c’est que quelqu’un chez vous a entendu mon chant et qu’il l’a retranscrit. Il l’a sûrement traduit dans une de vos langues. La nôtre serait pour vous un mélange tellement fou. Je suis né dans ce monde bien des siècles après vous. J’ai grandi dans cette ville que l'on prétend sans fin, sur ce dernier espace sauvé des catastrophes. Dans la Ville aux mille noms, il n’y a plus de saisons. Les climats déchaînés ont trouvé l’équilibre dans un jeu de hasard devenu quotidien. L’ardeur des canicules peut côtoyer la neige au cours d’une même journée. Vous me croirez ou non mais nous vivons en paix. Quelque chose s’est passé, il y a bien longtemps, et cette chose a soufflé le feu qui nous dressait les uns contre les autres. Tout le monde a oublié la nature de cette chose. Est-ce que l’humanité avait tellement subi, tant frappé, tant haï qu’elle se serait écoeurée pour de bon ? 

 

J’ai vécu au moment où ces mémoires perdues sont enfin remontées. J’ai vu leurs bourgeons noirs qui cherchaient la lumière et leurs racines lointaines qui descendaient plus loin que l’eau des origines. Je les ai vues grandir, éclore à travers nous, comme ces bruits sur les routes qui voyageaient partout. 

 

Au bout de ces rumeurs, se dressaient des montagnes cachant un lac salé qui aurait pu sembler vaste comme une mer ; de vastes champs de cannes et des forêts humides surplombant les lumières du grand quartier sauvage que la Ville aux mille noms surnommait « le Village ». Le hameau isolé, fondé il y a des siècles par le Fils de l’Eau et par des réfugiés des Antilles disparues, avait tellement grandi depuis ses origines, que ses rues, ses lumières, couvraient le fond des criques et leurs pentes escarpées. Quelques lointaines légendes avaient gardé la trace du jeune sourcier muet qui avait découvert ce lieu inaccessible. Quelques endroits secrets et quelques pierres sculptées attestaient son passage sur ce point de la Terre. Mais depuis cette époque, le quartier gigantesque avait perdu le fil et vivait dans la paix d’un éternel présent. 

 

C’est ici qu’était né, quelques lunes avant moi, un gosse nommé Noé qui croiserait ma route l’année de nos douze ans. Il avait vu le jour lors d’un cyclone brutal, un de ces ouragans qui remontaient les fleuves toutes les vingt ou trente lunes et retournaient le lac, dévastaient les ruelles et les pentes de la crique avec une fureur couvée par le hasard. 

 

Comme à chaque fois, chaque chose s’y était reconstruite. Comme au rythme habituel d’une respiration. La nature luxuriante avait repris sa place tandis que le chaos des cases colorées se dressait à nouveau dans la végétation. Noé avait grandi au fil de ces reconstructions. Produit d’un métissage embrouillé et lointain, il avait la peau mate, les yeux verts insolents, d’épais cheveux dorés tressés en locks éternellement désordonnées.

L’enfant avait poussé comme une mystérieuse graine sous le regard inquiet et lucide de sa mère qui était le seul être capable de sentir quel feu et quels démons pourraient germer en lui au fil des décennies. Elle seule savait vraiment quel genre de fruit obscur avait été son père.  

De cyclones en chaleurs, l’enfant évoluait, curieux et solitaire, petite pousse entêtée à chercher la lumière qui le ferait éclore. 

 

La lumière vint un soir, l’année de ses douze ans. La nuit était tombée depuis quelques minutes. Essoufflé, le garçon courait entre les troncs de sa forêt humide, sur une pente abrupte. Ses yeux scrutaient les branches qui frôlaient son visage. Tout autour, la masse dense des figuiers et des banians finissait d’avaler les milliers de lumières scintillant dans la crique. Quelques secondes plus tôt, des dizaines d’aigles gris étaient passés en trombe sur les étoiles lointaines. Une espèce inconnue. Noé sentait encore le frisson qui avait crispé son dos le temps de cette vision. Était-ce vraiment réel ?... Son imagination voyait tellement de choses lorsqu’il se trouvait seul au milieu de ces bois. Particulièrement ici. Chaque fois qu’il venait là, une moiteur épaisse remplissait tout l’espace, l’air paraissait trop lourd et rempli de fantômes qu’on aurait pu toucher. Ses pieds nus accélérèrent pour franchir la toute dernière côte et laisser derrière lui la rumeur gigantesque de la forêt.

 

À bout de forces, l’enfant s’arrêta face au vieux Morne Rouge. Il scruta, comme chaque fois, son sommet escarpé, puis la cabane perdue érigée dans la pente, au milieu des fougères arborescentes. Derrière lui, la falaise de roche volcanique surplombait les champs de cannes comme un grand oiseau noir. Le gamin essoufflé s’assit sur les rochers couverts de pétroglyphes sculptés par les chasseurs qui étaient passés là avec le Fils de l’Eau, au commencement du temps. Il fixait la masse obscure faite de planches et de paille qui composaient la maison intimidante de son grand-père. La case du vieux Céleste. 

Il revit, un instant, les soirées solitaires à écouter l’ancien qui racontait le monde au-delà des montagnes qui encerclaient le lac ; la vieille lampe à sucre qui jetait sa lumière sur le perron cerné de rêves et de moustiques. Le vieux pêcheur teigneux décrivait quelquefois les chemins et les fleuves, les marchés et les foules qu’il avait vus au loin, du temps de sa jeunesse, au cours d’un grand voyage dont les motivations demeuraient un mystère. Il en parlait par bribes éclatantes ou opaques. Mais la plupart du temps, le vieil homme restait sombre, il ne racontait rien et scrutait le ciel noir jusqu’au petit matin.

 

Pas de lumière, ce soir. La vieille lampe à sucre ne se balançait plus. Le gamin se leva et s’approcha doucement. Le ciel dans son dos, Noé passa la porte en retenant son souffle. L’éclat pâle de la lune glissa entre les planches, révélant quelques objets perdus au milieu d’un grand vide. Son oncle Siméon, aidé de ses deux filles, avait tout emporté ; les pêcheurs de la crique s’étaient tout partagé selon l’ancienne coutume. Il n’y avait plus de meubles. Il restait juste l’horloge que personne n’avait prise parce qu’elle était trop lourde. Le froissement d’aile rapide d’un ravet frôla l’oreille du garçon qui se mit à fouiller les recoins de la pièce. Cerné par les moustiques, Noé retournait tout ; des copeaux de bois secs et éparpillés, des outils esquintés, des filets, des pots vides… Mais il ne trouvait rien, même dans les cachettes que lui seul connaissait. 

Quelqu’un avait vidé les trous et les recoins secrets. Qui ? Sûrement pas ses cousines qui ne venaient jamais, sûrement pas Siméon… seules les planches, les outils, l’absinthe et les bouteilles de rhum pouvaient l’intéresser. Noé chercha de plus belle. 

Peut-être par ici… Il devait y avoir une planque derrière l’énorme souche où le vieux avait sculpté une mystérieuse felouque laissée inachevée. Noé poussa, du plus fort qu’il pût, la souche de figuier. Le bloc resta sur place, puis se mit à glisser jusqu’à heurter le mur. 

Il n’y avait rien dessous. Même pas le moindre trou. Soudain, un grincement sourd fit tressaillir son ventre. Toute la cabane tremblait. L’enfant leva les yeux. En cognant, la vieille souche avait fendu le mur rongé par les termites. Le toit s’ouvrit en deux dans un craquement sinistre ! Noé s’écrasa et rampa sous les planches qui s’abattaient sur lui, se dégagea, plongea pour franchir la porte. 

 

La lune bascula avec le paysage quand il parvint dehors. Étalé sur le sol, le gamin essoufflé essuya le sang chaud sur sa joue. Il chassa la poussière et les copeaux de bois de ses locks emmêlées, passa son doigt nerveux sur cette longue entaille qui laisserait sa trace jusqu’à son dernier jour. Noé tourna le dos à la case brisée, laissa ses yeux humides errer sur le ciel flou. La voix du vieux Céleste résonnait dans son crâne. Depuis qu’il s’était éteint, elle résonnait chaque soir. Des noms de lieux, d’étoiles. Des disputes sauvages. 

— Je te jure, je ne sais pas ! Je ne sais pas qui est ton père, Noé. Je le jure sur l’eau et sur la vieille forêt ! 

— Bien sûr que si, tu sais ! 

— Si j’avais su qui c’était, je l’aurais démoli et jeté aux requins !

— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Ta mère était un feu, il en a fait une ombre. Pour cette raison, j’espère que l’En-Ville l’a noyé. 

Le vieil homme coupait court à toute conversation et à toutes les réponses espérées par Noé. Il rabotait son bois, sculptait des choses étranges avec cet air mauvais qui montait dans ses yeux, semblable à ces cyclones qui effacent brusquement le ciel et les montagnes. 

 

Dans ces heures de silence, le gamin s’asseyait dans l’ombre gigantesque de l’établi, fixait les mains du vieux d’où sortaient peu à peu d’improbables merveilles malgré toute la colère qui bouillonnait en lui. Des animaux lointains, des navires inconnus taillés dans le bois sombre. Le garçon s’endormait au milieu des copeaux, bercé par le frottement incessant des outils. 

— T’es un p’tit gars intelligent et tu iras plus loin que tous ces ababa… marmonnait son grand-père en guise de réconciliation quand l’aube apparaissait dans les persiennes sales. 

— Jusqu’où j’irai ?

— Beaucoup plus loin que moi. C’est certain. 

Noé levait sur lui son œil le plus obscur, mais le sourire du vieux ramenait le soleil dans la petite pièce. Son grand dos s’éloignait vers une de ses cachettes d’où il sortait chaque fois une de ces choses anciennes que lui seul possédait à des lieues à la ronde : ces fameux tas de feuilles constellées de symboles et reliées de cuir sombre.  

Céleste en avait trois. Noé les connaissait dans leurs moindres détails, même si certains signes à moitié effacés demeuraient des mystères que seul le vieux pêcheur était capable de déchiffrer. 

L’homme s’était mis en tête d’enseigner à l’enfant ces anciens alphabets qui jalonnaient les routes. Des histoires de chasseurs, de sourciers, de sécheresses, s’éveillaient sur ces pages, sous ses yeux sidérés. De dangereux voyages. Certaines histoires, en revanche, ne se réveilleraient jamais. Leur langue était trop vieille, même pour son grand-père qui s’amusait parfois à tout réinventer. 

 

Ce soir, dans la pénombre, Noé fixait la case où désormais plus rien ne semblait familier. La vieille lampe à sucre avait été décrochée. La case au toit crevé semblait s’être vidée de toutes ses histoires, de toutes ses veillées. Au bout des champs de cannes, au fond de la vallée, les lumières miroitaient comme des constellations sur les plages et les criques.

— Hé ! Noé !…

L’enfant tourna sa tête vers la voix de Yesmine. La gamine s’extirpa rapidement des fougères. Elle venait d’avoir douze ans cette année, elle aussi. Elle avait les yeux ocres, la peau sombre constellée de tâches de rousseur. Légèrement essoufflée, elle noua ses épais cheveux noirs et s’assit près de lui. Depuis quatre ou cinq lunes, quand ils se regardaient, une sensation étrange, complètement inconnue, s’éveillait dans leurs ventres. 

— Tu traînes encore ici ?

Noé resta muet. De toute façon, Noé ne dirait pas un mot s’il n’en avait pas envie. C’était un gosse secret, sauvage comme les mangoustes qui hantaient les montagnes. Il vivait la moitié de sa vie dans un monde qui n’était pas le nôtre. Les enfants de la crique le surveillaient de loin, le laissaient à l’écart de leurs conversations, ne sachant pas vraiment ce qu’ils pensaient de lui. Noé était trop flou pour qu’on puisse le cerner. Trop lointain, trop ailleurs quand il vous écoutait. Trop vif et trop curieux pour qu’on le considère comme l’idiot du quartier. En vérité, personne ne savait le situer. Même ceux qui l’appréciaient et s’étaient attachés à ce gamin dont l’imagination n’avait pas de limite. Depuis longtemps, Yesmine y avait renoncé. Noé était Noé. La gamine se pencha en regardant la plaie qui traversait la joue du garçon entêté.

— On dirait un pirate du fleuve… lâcha-t-elle dans un sourire tendre et moqueur. Comment tu t’es fait ça ?

Elle obtint sa réponse en regardant la case et son toit effondré. Noé se leva lentement, s’engagea sur le sentier qui longeait la falaise. Yesmine le suivit d’un pas rapide et décidé. 

— Je cherchais quelque chose, marmonna le garçon. 

— Quoi ? 

Noé pressa le pas. Quand il était comme ça, il pouvait disparaître d’une seconde à l’autre. 

— Noé ! Tu cherchais quoi ? 

— Rien, je cherchais des livres, fit-il un peu plus bas. 

— Céleste avait des livres ?!

 

Noé n’écoutait plus. Au fond de la vallée, de grands coups résonnaient. Des tambours hypnotiques répondaient sur les mornes. Des appels se croisaient, remontaient du rivage où d’innombrables torches convergeaient dans le noir. 

— Qu’est-ce qu’il se passe en bas ? 

— C’est la Lune d’Eau, Noé, les fêtes ont commencé. 

— Il y a autre chose… 

Les gosses se retournèrent. Plus haut, un galop lourd grandissait sur les pentes. 

— Ça vient de la route noire près de la vieille forêt… souffla Yesmine. 

Les enfants se hâtèrent, traversèrent les fougères, mais arrivèrent trop tard. Un nuage de poussière retombait sur le sol où ils discernèrent, mêlées aux empreintes nettes d’une dizaine de chevaux, des traces de pattes énormes. Une pluie diluvienne s’abattit sur les bois. Les deux enfants glissèrent, partirent se réfugier dans une petite grotte creusée dans les rochers et cernée par les arbres. Ils retinrent leurs souffles pendant quelques secondes. Voilées par le déluge, de grandes formes blanches environnées de brume redescendaient lentement, entraient dans la forêt, escortées par des chevaux gris. Était-ce ce que Céleste nommait des éléphants ?… Des palanquins de soie oscillaient sur leurs dos… Les grands animaux flous hantèrent alors les bois comme s’ils cherchaient quelqu’un avant de repartir, remonter à nouveau vers les cols et l’En-Ville qui se cachait derrière. La pluie tomba moins fort. Yesmine se hasarda en dehors de la grotte suivie par le garçon qui reniflait l’air lourd. 

— Tu les as vus comme moi ? 

La jeune fille acquiesça.

— Je veux voir ce que c’est, souffla-t-elle.  

Elle s’avança d’un pas, prête à prendre la route et courir sur leurs traces. Mais ils sentirent soudain l’air obscur se glacer comme s’il s’était rempli de dizaines de fantômes qu’on aurait réveillés ; les présences invisibles qu’ils soupçonnaient chaque fois au coeur de la forêt semblaient les effleurer, se masser vers la route pour suivre et rattraper les visiteurs blafards qui s’étaient effacés ! L’odeur d’une vieille colère planait entre les arbres, gonfla et fit vibrer les branches et les ramures ! Une sueur froide coula dans le dos des deux gosses qui reculaient doucement. Des souffles plus glaçants, plus violents, plus rapides, se glissèrent autour d’eux en direction des cols. 

 

Tremblants, le cœur battant, les enfants détalèrent vers le sentier étroit au flanc de la falaise et descendirent vivement jusqu’aux vastes plages noires. La crique entière grondait, répondait aux tambours qui frappaient sur les mornes. Au cœur du grand carbet dressé sur la jetée, une foule dépareillée ne cessait de grossir. Noé franchit l’entrée précédé par Yesmine, tout en dévisageant cette assemblée fiévreuse qui débordait déjà sous les arbres de la plage. L’envie de raconter ce qu’ils venaient de voir cognait dans leurs poitrines — mais à qui en parler ? Qui prendrait au sérieux un récit de ce genre ? Yesmine s’en chargerait. Tant de monde était là. Entre les jambes immenses des pêcheurs de requins, des gosses se faufilaient, glissaient, se bousculaient, volaient des beignets chauds dans les paniers fumants laissés à leur portée. 

 

Comme chaque année, la foule venait fêter cette lune qui avait rayonné près de mille ans plus tôt, quand le sourcier muet, le lointain « Fils de l’Eau », avait sauvé le monde et libéré les flots qui nous abreuvent encore. Cette fois, des rumeurs sourdes et inhabituelles montaient de tous côtés, évoquant un grand bruit qui avait résonné au milieu de la nuit du côté des cascades de l’Anse Louve. Beaucoup semblaient douter, n’ayant rien entendu, et la plupart des gens, même ceux qui prétendaient avoir été témoins de ce grondement puissant, ne semblaient plus savoir avec exactitude ce qui s’était passé durant la dernière nuit… Noé sentit monter une forme de malaise tandis qu’il essayait de se remémorer ce qu’il avait pu faire. Il se souvenait seulement d’une fatigue immense tandis qu’il explorait les flancs de la forêt où il fuguait chaque fois que sa mère s’absentait. Il se vit, somnolant, à l’orée des clairières, endormi sous les arbres où les étoiles perçaient. 

 

Des corbeilles de beignets parfumés passaient de mains en mains, un flûtiste soufflait, des tambours résonnaient et se mêlaient au chant des grenouilles nocturnes. L’enfant frôla des groupes qui parlaient, quant à eux, d’un lointain voyageur qui s’était endormi ici, sous ce carbet… Nul ne venait se perdre au fond de cette crique. À leur plus grande surprise, certains le connaissaient. De nombreux arrivants avaient d’abord scruté prudemment l’étranger avant d’y reconnaître un visage familier. 

 

Micanor… petit-fils d’Amalya, frère d’Ernest, né près du Morne Bleu ; l’adolescent parti des décennies plus tôt sur les routes de l’En-Ville pour devenir conteur… Il était de retour... avec vingt ans de plus... Au milieu du chaos, Noé jouait des coudes, tentant de distinguer celui dont ils parlaient. L’homme était assis là, dans un coin du carbet et dormait comme un loir, le dos contre un poteau, la tête dodelinant sur son torse solide. Un trou s’était formé autour du voyageur. Des tanbouyés surpris qui l’avaient reconnu vinrent faire grossir le cercle et le saluèrent du souffle ardent de leurs tambours. 

 

Noé se rapprocha et le vit de plus près. Une barbe grisonnante recouvrait son visage aiguisé et hâlé par des années de marche ; sur sa tête pendaient et s’emmêlaient de très longues dreadlocks. Des bracelets bizarres pendaient à ses poignets. Tiré de son sommeil par les tambours tout proches, l’homme entrouvrit les yeux et regarda son sac posé près de ses pieds. Il semblait épuisé comme s’il avait couru et veillé nuits et jours depuis quelques semaines. Pendant quelques secondes, il fixa d’un œil flou l’assemblée et la fête. 

À part des gens vieillis qu’il avait côtoyés ses quinze premières années, il découvrait surtout des hordes de visages et d’enfants inconnus. La masse le regardait avec incertitude ; elle lui avait donné à manger et à boire, l’avait remis sur pied quand il était tombé en arrivant ici, une ou deux heures plus tôt, ivre de fatigue. Plus tôt encore, des pêcheurs d’oursins de l’Anse Cafard l’avaient vu débouler, courir depuis les plages lointaines de l’Anse Louve comme s’il cherchait passionnément quelque chose ou quelqu’un. Porté par son urgence, l’homme les avait salués, leur avait demandé s’ils n'avaient pas vu des choses inhabituelles, puis s’était éloigné comme s’il avait laissé s’échapper un trésor. Le voyageur avait alors hanté la marée basse jusqu’à ce qu’elle remonte et le ramène ici, dans les festivités où il s’était échoué, avait un peu mangé, et s’était endormi. 

 

Les contes et la musique l’avaient longuement bercé, mais des murmures nerveux à propos de la nuit qui avait précédé continuaient de gonfler tout autour de sa tête. Encore une fois, personne ne se souvenait vraiment de cette dernière nuit. Le voyageur non plus. Que s’était-il passé ? Il se revit au Pont, au delà des grands mornes, en train de démêler les messages près du puits. Il se revit courant sur les pentes et les cols pour rattraper la trace qu’il avait tant suivie. Il eut la sensation qu’il était parvenu à distinguer enfin les lointains pachydermes, les palanquins de soie oscillant sur leurs dos, au fin fond d’un sentier qui plongeait vers la crique. Puis rien, seulement cette fatigue. Comme s’il plongeait au fond d’un rêve gris sans lumière, comme s’il s’engourdissait chaque fois qu’il approchait de ces éléphants blancs qui avaient disparu au commencement des siècles… Il se souvenait de l’aube et de tout ce soleil, l’Anse Louve et les cascades, et puis la certitude de les avoir manqués et d’avoir fait fausse route. 

 

Son regard se tourna vers l’eau sombre et les vagues, les plages noires étalées sous un chaos d’étoiles. Vingt ans ? Non... Vingt-cinq ans. À peu près trois cents lunes qu’il n’avait pas senti le parfum enivrant de ces algues mêlées au sable au fond de ses narines. Il aimait cette odeur quand il était enfant. Micanor se redressa, se tourna distraitement vers la multitude floue qui encerclait sa tête, cherchant des yeux son frère. Son petit frère Ernest qui n’avait que huit ans lorsqu’il était parti — et devait en avoir trente-deux, voire même trente-quatre... Comment le reconnaître ? L’homme se racla la gorge, cracha dans un mouchoir. Il referma ses yeux. Cette fatigue effroyable le maintenait assis, sonné et silencieux. Se retrouver ici, au milieu de ces sons, ces parfums, ces visages l’avait cloué sur place. Il n’avait pas prévu de revenir « chez lui » — ou alors, pourquoi pas, vers la fin de sa vie… Pour la première fois depuis ces décennies à arpenter les routes, il vit sa vocation avec tant de recul qu’elle lui sembla absurde. Voyager en secret… Ne se montrer clairement que lorsqu’on est certain d’être bien protégé par l’assemblée nocturne qui nous a accueilli. La peur d’être enlevé par les pirates du fleuve, les trafiquants de graines, ou pire : par les fantômes. Les uns comme les autres poursuivaient le même but et raffolaient d’histoires — tout ce qui concernait nos mémoires disparues les rendait insatiables…

 

Il regarda dehors une nouvelle fois, l’inquiétude qui planait au fond de sa rétine s’évanouit enfin. Il vit des lampes à huile autour du grand carbet et reconnut de loin l’odeur de l’algue bleue que l’on faisait brûler pour calmer les fantômes. Les antiques précautions apprises dans son enfance… Les fantômes des chasseurs n’étaient jamais très loin quand résonnaient les contes. L’homme sentait dans son dos leurs présences familières qui s’étaient apaisées depuis son arrivée… 

 

Il tourna son visage vers une masse de gamins qui s’approchait de lui. D’un oeil presque ébloui, il contempla Yesmine qu’il ne connaissait pas ; la gamine lui tendit un bout de canne à sucre.

— Tu es le frère d’Ernest ?… demanda la fillette. 

Il sembla acquiescer. 

— Donc, je suis ta cousine.  

L’homme attrapa la canne et mordit dans son sucre. 

— Ma cousine… Merci, yich mwen, merci… enchanté… Est-ce qu’il est par ici ?… fit-il d’un air inquiet. Est-ce qu’il se porte bien ?

— Ernest n’est jamais loin et il se porte bien. 

L’homme sembla rassuré, explora les visages curieux qui l’entouraient. De qui étaient ces gosses qu’il n’avait pas vu naître ?

— Jusqu’où es-tu allé ? demanda un garçon qui n’avait pas cinq ans et qui le regardait comme une météorite tombée du fond du ciel. 

— Loin… plutôt loin, souffla le voyageur broyé par la fatigue. 

— Jusqu’où ? 

— C’est une question complexe… L’En-Ville n’a pas de fin, alors comment savoir ce qui est près ou loin… 

L’homme était enroué. Le gosse gardait ses yeux vifs et intelligents dardés sur lui.

— Jusqu’où exactement ? 

— Je ne sais pas… les Terres Bleues, peut-être. 

— Elles sont loin, ces Terres Bleues ?

— Extrêmement loin, oui… 

Ce gamin ressemblait comme deux gouttes de rhum à ce fou de Darius qui n’avait que dix ans à l’époque de son départ. Le même en un peu plus petit. Un sourire mélancolique se dessina sur les lèvres du voyageur. 

— Comment t’appelles-tu ?

— Couteau.   

Il n’y avait effectivement que Darius pour appeler son fils ainsi.

— Ti-Couteau... rectifia en riant un garçon d’environ quinze ans, les joues sombres, généreuses comme deux christophines. 

Le regard du conteur remonta lentement et se posa sur lui.

— Et toi qui es-tu ? Le fils de Mathurin peut-être ? Je suis prêt à parier qu’il t’a appelé Modeste.

— Comment vous savez ça ?! murmura l’adolescent en ouvrant de grands yeux ainsi qu’un infernal sourire dans lequel le conteur reconnut celui de Mathurin qui avait dix-sept ans quand il était parti. 

— Mmmm… Hé, bien, Ti-Modeste, j’aime deviner les choses… et j’ai été contraint d’en deviner beaucoup pour trouver mon chemin dans cette ville sans fin.

— Pourquoi elle n’aurait pas de fin ? l’interrompit Noé, posté près de Modeste.  

L’imposant voyageur posa un regard vif sur ce troisième gamin. Il scruta les yeux verts, le visage cuivré et les cheveux dorés tressés en petites locks ébouriffées. De qui était ce gosse ? Vraiment aucune idée… Peut-être à cette enfant, belle comme une flamme qui vivait près du puits ? La fille du charpentier Céleste… qui était également pêcheur et guérisseur…

— Pourquoi elle n’aurait pas de fin ? insista Noé. 

L’homme observa la plaie qui courrait sur la joue gauche du garçon entêté. Il lut la solitude et un léger autisme dans sa posture rentrée.

— C’est là toute la question. 

— Peut-être que personne n’a jamais voyagé assez loin pour découvrir sa fin, articula l’enfant. 

Le diseur s’accroupit lentement face à lui. Un sourire s’esquissa sur son visage marqué. 

— Chaque quartier que je foule en cache chaque fois dix autres. Même les très vieux conteurs que j’ai croisés parfois et qui ont voyagé tellement plus loin que moi n’ont trouvé que l’En-Ville. 

— Cet En-Ville ne peut pas recouvrir le monde…

— Allez, Noé c’est bon... Fiche-lui la paix… fit un adolescent qui s’était approché.

 

Yesmine tourna un œil foudroyant vers la silhouette floue qui s’était éloignée. De son côté, Noé continuait de fixer Micanor.  

— Chaque chose a une fin, des limites, j’en conviens, confia l’homme au garçon.  Mais la Ville aux mille noms n’en a plus. Elles ont disparu… 

— Elles sont bien quelque part, ces limites.  

— Dans le passé, oui, elle avait des limites… Pour nous, le seul moyen d’entrevoir ces frontières serait de remonter jusqu’au fin fond du temps. Alors les gens savaient où se trouvaient les rives de l’océan… 

À ce mot, une lueur floue et superstitieuse monta dans les regards.  

— Mais je n’ai pas d’histoires qui remontent aussi loin, reprit le voyageur. 

— Comment ça, aussi loin ? lança la voix d’un homme qui s’était rapproché et se mêlait au cercle avec curiosité. 

— Avant même l’En-Ville, murmura le conteur qui sentait la douleur remonter dans ses jambes. 

— Parce que, toi, tu prétends qu’il y avait quelque chose avant l’En-Ville ? l’interpela une femme. 

Le conteur leva la tête vers l’ombre au regard ardent. Autour de son corps las, le cercle flou gonflait. 

— Il n’y a que les idiots et les mauvais conteurs pour prétendre que la Ville aux  mille noms a toujours été là. Le gamin a raison : toute chose a une fin et un commencement. 

— Et qu’est-ce que tu en sais ?! fit un pêcheur fébrile. 

Le marcheur soupira et détourna les yeux. 

— Ce que je sais, c’est qu’il y avait un autre monde avant le nôtre. Mais aucun d’entre nous ne peut l’imaginer.

La petite assemblée qui se coagulait aux bords du cercle dense se mit à l’observer d’un oeil plus aiguisé. Personne ne connaissait d’histoire parlant de cet « avant », même les plus anciens. Au mieux, quelques histoires évoquaient les chasseurs et le Fils de l’Eau. Une rumeur frustrée grandissait dans la foule ; l’homme en avait trop dit ou alors pas assez... Et il le savait bien.

 

Il referma les yeux et laissa la musique reprendre possession du silence dérangeant qu’il avait suscité. Cette foule avait besoin d’un peu de vérité, celle qu’il traquait partout, à travers notre En-Ville. Il eut la sensation d’avoir tellement cherché au fil de ces années mais d’être revenu à son point de départ, la tête et les mains vides. Il n’avait plus envie de débattre, d’expliquer, seulement de raconter. Mais leur raconter quoi ? Depuis combien de lunes ne l’avait-il plus fait ? Il n’avait plus envie, et avait peu à peu perdu le goût des mots dans cette errance récente qui lui semblait absurde, terriblement absurde depuis qu’il était là. L’homme contempla en lui cette conclusion amère durant de longues secondes, les yeux toujours fermés. Il revit les conteurs qu’il avait écoutés au cours de ses voyages, il vit toutes les histoires qu’il avait amassées chez les caravaniers et lors de ses escales dans des quartiers perdus de l’autre bout du monde. Toutes ces routes et ces fleuves s’emmêlaient dans son ventre avec les rares récits qui les hantaient toujours. Toutes leurs contradictions et tous leurs points communs. Il sentit la musique gonfler autour de lui et au fond de ses tripes. Il eut honte, un instant, d’avoir considéré toutes ces années perdues. Les tambours et la flûte se répondaient, brûlants, et atteignaient en lui tant de vieilles choses enfouies qu’il se sentit plus fort, solide, presque invincible, et sut que le moment était enfin venu. 

 

Les tambours et la flûte s’emportèrent malgré eux quand il leva la tête pour crier les paroles que beaucoup attendaient. Un prodigieux : 

— Yéééééé Kriiik !!!! 

Quelques voix excitées répondirent en retour, soutenues par les tambours : 

— Yééé kraaak !!!

— Yé Misticric ?!! 

— Yé Misticrac !!!! hurla une foule désormais déchaînée.  

— Est-ce que la cour dort ?!!

— Non, la cour ne dort pas !!!

— Est-ce que la cour dort ?!!!! 

Micanor se dressa, l’assemblée était électrisée. L’euphorie se propageait.

— Non ! La cour ne dort pas !!! hurlèrent toutes les voix dans le roulement énorme.

— Krik !!!! rugit le voyageur en se levant enfin.  

— Krak !!!!! brailla la foule d’une seule voix.   

 

Debout, le voyageur sentit un long frisson lui traverser l’échine. Les mots avaient été dits. Ceux qui ouvraient le temps, les mondes, les légendes. Le fracas s’éteignait. Un silence si profond qu’on aurait pu entendre voler une luciole grandissait dans la salle. Seuls deux tambours vibraient comme le battement d’un coeur. À l’orée de la ronde, une vieille femme aux yeux bleus ralluma calmement sa pipe. Micanor vit l’étoile s’allumer tout là-bas, reconnut Amalya, son aïeule centenaire, droite et toujours solide comme le poteau-mitan qui soutient l’univers. La retrouver si forte après toutes ces années écarta sa fatigue. Il salua les anges, les fantômes qui rôdaient, l’En-Ville qui, seule, savait le vrai dans nos histoires. Il remercia l’eau et le sourcier muet qui l’avait libérée au commencement du temps, puis survola l’histoire d’un gamin trop curieux qui avait décidé de parcourir le monde — certainement son histoire… — de grands horizons flous, d’éblouissants marchés, d’obscurs chemins cachés, des quartiers interdits… Mais une révolte sourde germait dans l’assemblée… Peu importait l’histoire de ce foutu gamin et ses errances stupides au bout de toutes ces routes ! Y avait-il eu, vraiment, un monde avant le nôtre ?… la vieille question vibrait, pesait sur leurs regards, comme partout dans l’En-Ville… Ils étaient presque prêts… Le conteur bifurqua, laissa le gosse courir et sortir du récit qu’il avait entamé. La flûte prit le relais mais la rumeur grondait avec les tambours. Il les avait conduits dans ce premier détour pour voir ce qu’ils avaient réellement dans les tripes, et si « la grande question » leur importait vraiment… Les tambours ralentirent. L’audience aurait bientôt la bonne température pour écouter pleinement. Aussitôt, Micanor fit gronder sa voix grave :

— Mes amis, est-ce que la cour dort ?!

Un pêcheur de requins sursauta, fit tomber la bouteille qu’il s’apprêtait à boire. 

— Messieurs-Mesdames, est-ce que la cour dort ?!! (Le conteur fit un tour sur lui-même dans un rugissement.) Est-ce que la cour dort ?!!! Est-ce que la cour dort ?!!...

— Non ! La cour ne dort pas !!!   

Une partie de la foule se redressa, les tanbouyés se levèrent et malmenèrent les peaux de leurs puissants tambours dans un fracas d’orage. Pendant ce court instant, le conteur laissa entrer toute cette fureur en lui, il s’enivra du bruit. 

— Qu’est-ce qu’il y avait avant ?! cria Yesmine postée près de Noé. 

Sous le carbet, la même question résonnait désormais sur toutes les bouches.  

Sujet glissant, brûlant… Comme ouvrir une porte sur des dizaines de routes affreusement emmêlées, dont les extrémités étaient réduites en cendres. 

Le conteur se tourna dans la clameur confuse, il sortit une gourde de son sac et but en les laissant crier. Les insultes allaient pleuvoir dans moins d’une minute. 

— Très bien… Je vais vous dire ce qu’il y avait avant. Du moins, ce que j’en sais. 

 

Le silence revint presque dans la seconde. Une partie de la foule s’assit, parcourue d’un frisson. 

— Ce n’est pas une histoire, mais les bribes de chants et de poèmes aujourd’hui oubliés. (Il parla bien plus bas). Les conteurs qui se croisent ont chacun leur version, leur interprétation. Ils les racontent rarement — peut-être parce que la foule n’a pas envie d’y croire… En tout cas, c’était il y a bien longtemps. Mais quand je dis « longtemps », c’est un longtemps-longtemps, long comme le fil sans fin qui a cousu le monde… Avant la Première Aube… Avant le Fils de l’Eau... vous vous imaginez ?… Avant la frontière noire des Années sans Soleil. Nos esprits d’aujourd’hui seraient bien incapables de mettre des images sur ce qui existait… Ce n’était pas la lune qui rythmait les années. Dans certains coins du globe, à « l’automne » succédait « l’hiver ». Au « printemps » succédait « l’été »… Mais ces cycles anciens et le sens de ces mots se sont progressivement brisés. Connaissez-vous leur sens ?! Qui parmi vous le connaît ?

Quelques visages secouèrent négativement la tête. 

— Les chants les plus anciens racontent que la fin de ce monde est d’abord venue lentement. Elle ne se cachait pas et nous laissait le temps de la dévisager. Puis d’un matin à l’autre, tout s’est précipité. Quatre saisons se sont mêlées et emmêlées. La surface de l’eau s’est réveillée, les vents se sont laissé aller ! Des jours sombres et violents commençaient à éclore… 

Dans l’ombre du diseur, Modeste plissait les yeux, crispé et retourné par une angoisse affreuse. 

— Même le soleil, là-haut, ne pouvait plus percer.

Le conteur se rassit sans quitter du regard sa petite assemblée puis il laissa ses yeux se perdre sur la charpente. 

— Pourtant, il avait bien dû y avoir des signes. Sûrement de nombreux signes. Mais vous savez, l’être humain est le seul animal capable de les ignorer. 

Le conteur se leva brusquement. Les tanbouyés sursautèrent.    

— C’est pourquoi, il y a eu les colères de la terre et du vent ! L’eau qui submergea tout ! Les années sans soleil avant le Grand Silence ! La cendre des volcans réveillés par nos guerres avait noyé le ciel. Les océans obscurs n’étaient plus que poison, ils charriaient les navires des derniers survivants, les peuples réfugiés qui finirent par s’échouer sur ces nouvelles terres. 

L’homme tourna ses yeux vers les plages et les mornes. 

— Étaient-elles là, avant ? Ou avaient-elles surgi de ce chaos immense ? Le monde avait fini par changer de visage au point que ses enfants n’arrivaient plus à le reconnaître. Sur ces rivages perdus, l’humanité choquée ne savait plus parler. Elle se mit à errer sur ces terres souillées où plus rien ne poussait. Sur ce ventre brûlant où tout s’est reconstruit, où tout s’est mélangé. 

 

Dans le carbet, ceux qui se trouvaient encore debout, s’assirent dans le plus grand silence. 

— Sous un ciel noir comme l’encre, l’humanité perdue réapprend à parler. À tracer les premiers chemins pour atteindre les premiers puits. Mais ces foules se déchirent, rendues folles par la soif, rongées par la famine et par la maladie. En ce temps, les sourciers étaient bien plus précieux qu’aucun être sur Terre. Le plus talentueux était ce Fils de l’Eau qui a conduit ici, au fond de cette crique, nos plus lointains ancêtres… Et pendant tout ce temps, dans tout ce sang versé, au plus noir de nos terres, quelque chose s’est construit. Dans la nuit, les tempêtes, notre En-Ville était en train de naître ! 

Le conteur s’accroupit. Les regards de la foule avaient clairement quitté la moiteur du carbet et voyageaient enfin sur ces confins obscurs, y cherchant les lumières de notre monde naissant. Micanor chuchota :

— C’est là-bas qu’elle commence. Au fond de cette nuit. Mais les jours dont je parle sont si loin, mes amis. Il ne reste plus grand’ chose et ces miettes sont plus précieuses que l’eau quand on est un conteur. Ces bribes, je les tiens du diseur Aram qui, lui-même, les tenait de la conteuse She’tem qui n’est plus de ce monde depuis tellement longtemps et qui tenait tout ça de Miroslava qu’on surnommait alors « l’étoile voyageuse »… 

Le conteur se rassit, les yeux perdus au loin et au fond de lui-même. 

— Il ne reste que les contes, les légendes, pour nous le raconter. Même s’ils se contredisent bien souvent, je l’admets… Quelques traces. La tragédie brutale de la Fille du Volcan et du Fils de l’Eau. La Grande Sécheresse, puis le retour de l’eau. La Première puis la Deuxième Aube, celle dont on ne sait plus rien. L’En-Ville n’a pas de fin et son histoire perdue n’a plus que ces repères dont je vous parle ici : des histoires. Celle de Nastya la Louve, ou alors cet enfant qui est sorti vivant du ventre du requin. Ou encore… Ou encore les plus rares, celles que personne ne croit, les légendes perdues du Pays sans Étoiles, les Iles sous la Terre… 

 

Mais le conteur se tut. Son regard s’arrêta sur le bout de la salle ouvert sur le ciel noir. Il le trouvait enfin… Tout là-bas, le visage de son frère le fixait calmement. Un tablier graisseux et recouvert d’épices tombait de ses épaules. Il glissait vers le cercle avec les parfums d’une lointaine cuisine qui firent presque oublier au conteur épuisé tous ses déboires récents. Désormais, le gamin était plus grand que lui. Un gaillard imposant d’une trentaine d’années aux épaisses locks noires. Micanor explora le regard franc, rieur, qui n’avait pas faibli durant ces décennies, puis il tourna un œil un peu flou sur la foule. La faim brûlait son ventre comme s’il s’était vidé de toute son énergie. 

— On n’arrête pas un conte ! siffla la voix d’un gosse. 

— Ce conte était fini. Je conterai là-bas, si l’En-Ville nous l’accorde.  

— Où ?… s’inquiétèrent plusieurs voix. 

— À l’Oiseau de Cham !… répondirent des enfants qui avaient vu Ernest à l’arrière de la ronde.  

Le conteur attrapa son sac et ses sandales et traversa la masse qui se mit à le suivre à une distance prudente. Après toutes ces années, il allait empoigner son jeune frère Ernest, c’était bien la seule chose qui comptait sur cette Terre. Porté par cet élan, l’homme s’extirpait enfin de toutes ses errances et de ses dernières nuits de doutes et de révolte. 

Perdus dans la mêlée, les gamins se levèrent dans un état second, se traînèrent vers la plage où ils savourèrent les alizés nocturnes. Les lucioles étaient sorties et scintillaient dans les branches des avocatiers. Sous les étoiles lointaines et dans le vent iodé, leurs esprits enivrés tentaient de démêler tout ce que le conteur venait de raconter. Les yeux flous, encore pris dans les images obscures du commencement du monde, Noé fixait la côte, l’horizon noir du lac, imaginant cette eau débordante et grondante. Les montagnes englouties. Le ciel rempli de cendres. Sans qu’il s’en rendît compte, ses pieds le conduisirent vers la Plage des Manguiers. Il s’assit, épuisé, sur une roche ancienne, sous l’ombre des grands arbres et revint peu à peu à la réalité. 

Sur un rocher voisin, à quelques mètres à peine, un type à la peau sombre était aussi assis. Le gosse plissa les yeux vers la grande silhouette qui restait immobile. Il se pencha un peu pour mieux discerner l’homme dans cette obscurité. Il l’avait déjà vu. La veille, au même endroit, assis sur ce rocher. Il ne l’avait pas vu traîner sous le carbet. Etait-il revenu ou était-il resté, toutes ces heures, sans bouger ?… Quelque chose lui disait qu’il n’avait pas bougé. 

— Hé boug-mwen ! Tout va bien ?

 

L’homme ne répondit pas, ne bougea toujours pas. Ses yeux perdus fixaient le large. Les cheveux avaient cessé de pousser depuis quelques années sur son crâne nu. Noé scruta ce visage dont l’âge lui sembla absolument impossible à déterminer. Peut-être quarante ans, peut-être juste trente ans… Il n’était pas d’ici. 

— Hé, boug-mwen… qu’est-ce qui ne va pas ?  

Rien à faire. Le type semblait plongé dans une torpeur trop lourde. Noé le fixa longtemps, puis sentit la morsure d’un mystérieux frisson. Les alizés bien frais venaient de laisser place aux vents glacés du large. Sans trop savoir pourquoi, il pensa aux fantômes puis aux éléphants blancs qu’il avait vus, là-haut, au moment du déluge. Il devait en parler encore avec Yesmine, et si possible avec le conteur de passage… Le gamin se leva, quitta la petite plage, fila vers la taverne d’ores et déjà surpeuplée de l’Oiseau de Cham, au bout de la jetée, où une foule affamée encerclait le conteur. L’enfant accéléra pour aller lui parler — puis ralentit soudain. Tout autour, les insectes n’émettaient plus un son. Une odeur inconnue avait rempli l’espace, enivrante, subtile, puis de plus en plus lourde, presque désagréable.

 

Sous ses yeux effarés, le ciel noir devint rouge… Un rouge profond, violent. Les étoiles et la lune y palpitaient lentement, comme au fond d’une eau trouble. L’air lui-même et le monde semblèrent devenir rouges.

 

Au loin, sur la jetée, la masse qui gravitait autour de la taverne venait de se figer. Le conteur entraîné par son jeune frère Ernest s’était enraciné sur le pas de la porte, les yeux levés au ciel. Il contemplait l’éclat qui couvrait les étoiles, le regardait grandir. Quelques cris stupéfaits venaient de s’effacer. Après un grand murmure, un silence attentif avait gagné la foule. Les nez humaient l’odeur légèrement enivrante qui avait rempli l’air et qui planait partout dans les vents de la plage. Une odeur de pollens et de choses inconnues… Tout fut noyé de rouge pendant de longues minutes, puis la couleur passa, ravalée par la nuit.

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