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Extrait

... Matangi a bientôt douze ans mais elle en fait bien plus. Ses yeux sombres reviennent avec les nôtres dans la contemplation des braises. Il faut en profiter. Les soirs où l’on n'a pas de quoi alimenter le feu, notre misère s'assoit simplement avec nous et regarde en silence la course noire du fleuve. 

Le feu aide à parler, il aide à oublier. La bande autour des flammes s'est gonflée d'un seul coup de nouveaux arrivants, aimantés par les craquements secs des coquilles de pistaches. Le sachet vide s'envole, le vent devient plus froid. 

— Qu'est-ce que t'as ramené, toi ? demande Matangi à un gamin hirsute qui a rejoint le camp il y a quelques jours. 

— Des raisins.  

— Et toi, Yash ? 

— Du pain. 

Les visages se redressent et se tournent vers moi tandis que je dégage de ma besace trouée ma précieuse prise du jour. Je brise le grand pain en parts égales que des mains excitées viennent déjà happer. 

— Il est sec, ton pain, marmonne le gosse hirsute. 

— Quand j'aurai vraiment de quoi le payer, je ramènerai du pain tout chaud, imbécile. 

Les nouveaux sont naïfs et souvent arrogants comme je l'ai été en arrivant ici. Quoi ? Qu’est-ce que tu croyais ? Que notre « tabarganj » était un paradis ?! Ici, on est au fond d’un campement d'orphelins, rien de plus, rien de moins. Tout ce que ça implique d'injustices et de crasses. Je pioche dans ses raisins et lui reprends son pain. Ça t'apprendra, mon gars. Il va falloir apprendre. Je me tourne vers mon frère pour lui donner sa part. 

— Hé ! Jolt, faut que tu manges. 

 

Accroupi, à l'écart, Jolt sculpte un bout de bois. Mon frère qui a cinq ans, ne dit rien, comme toujours. Je lui tends un bon morceau de pain, des raisins qu'il dépose près de lui avec ce regard flou qui me déchire le cœur chaque fois que je le croise. Il sculpte et je ne sais pas comment il arrive à sculpter, comme ça, dans le noir. Il ne s'est jamais coupé. Depuis que j'ai volé ce petit couteau sur le marché il y a quelques lunes, il sculpte tout le temps. Dès qu'il a cinq minutes et un morceau de bois. Parfois, je me surprends à espérer qu'il n'en aura jamais besoin pour se défendre mais c'est précisément pour ça que j'ai volé ce couteau, pour qu'il tienne la vermine à distance quand je suis dans Jaipur et qu’il revient seul sur nos berges sinistres. 

Des tabarganj comme ça, il y en a des milliers dans la Ville aux mille noms. Territoires protégés, interdits aux adultes. « Communautés d'enfants », dont l’âge ne pourra pas dépasser quatorze ans. Le trou où vont s'échouer fugueurs et orphelins. Le nôtre est plutôt glauque depuis bientôt un an. Ça fait partie du jeu. Qu'il soit bon ou mauvais, c'est un endroit sacré. Certaines histoires racontent que ces sanctuaires d’enfants furent fondés autrefois par un dangereux chasseur surnommé « le Requin ». D’antiques squales gravés aux frontières de ces camps alimentent la légende… Les gens du voisinage déposent parfois des vivres aux abords du sanctuaire afin de recevoir la clémence de la Ville aux mille noms. On nous surnomme « Yi’shem » : « Les enfants de l'En-Ville » (comme les caravaniers aiment la surnommer) car c’est notre seule mère à partir du moment où nous entrons ici. 

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(Extrait - Tome 1)

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